CHAPITRE VIII
Était-ce cette avalanche d’événements ? L’imminence d’un danger d’autant plus impressionnant qu’il semblait inexplicable ? Toujours est-il qu’après la période asthénique les survivants de l’Inter retrouvaient une singulière stimulation.
Plus un seul, plus une seule, n’admettait la situation. Aucun, aucune, ne consentait plus à la passivité. Un frémissement passait sur ces malheureux et la menace vampirique avait été le détonateur. On se remettait au travail, on s’acharnait à obtenir de l’épave les ultimes ressources qu’elle pouvait fournir encore.
En dépit des innombrables avaries de la planète artificielle, il faut avouer que ces ressources n’étaient pas négligeables et, malgré le nombre élevé de disparitions, assez de techniciens secondés par l’ensemble des bonnes volontés étaient peut-être en mesure d’aboutir au salut.
On travaillait ferme à la remise en état des télécommunications. Ainsi que le disait Baslow, même si on ne parvenait que difficilement à indiquer au monde la situation des naufragés, ce serait un grand soulagement que de reprendre le contact avec la planète patrie, avec les autres astres.
Il y avait la question des cosmocanots. Là, c’était surtout un travail de force et de patience qui s’avérait nécessaire. Les engins de sauvetage, ces mini-astronefs susceptibles d’emporter une dizaine de personnes, de fournir des performances interplanétaires appréciables, au nombre de six, étaient à peu près tous en état, à une ou deux exceptions près. Ce qui était dramatique, c’était la triste apparence des sas éjecteurs, qu’il importait de réparer. Un énorme travail !
Enfin, Baslow et ses aides ne quittaient pratiquement plus guère le département laboratoire, sauf pour quelques heures de repos. Une équipe de volontaires des deux sexes les secondait et naturellement Marts était parmi les plus dévoués.
Baslow s’émerveillait de retrouver intacte la sphère prismoïde.
Si les appareils connexes étaient tous plus ou moins ravagés, il n’en était pas moins vrai que le miraculeux engin demeurait prêt à fonctionner. On se gardait au maximum d’y toucher, évidemment. Un réglage convenable aurait permis une expérience limitée à un seul individu comme lors des essais sur Marts. Mais en la circonstance, on risquait de nouveau un développement anarchique des ondes infernales, leur action sur tous les cerveaux de l’astronef, ce qui eût eu pour résultat une nouvelle invasion des souvenirs fantômes et un désarroi total dans lequel plus d’un esprit eût manqué de sombrer, surtout après le déséquilibre consécutif à la catastrophe et à cette odyssée dramatique.
Il y avait un autre problème qui tenaillait les laborantins. La mort de l’aspirant Lopès et de son compagnon restait entourée de mystère. Du vampirisme, certes, une absorption de l’air respirable réalisée dans des circonstances inconnues. Mais ce qui les intriguait, c’était surtout le fait qu’on avait retrouvé les deux malheureux morts, asphyxiés par carence absolue d’élément respiratoire, encore enveloppés de leurs scaphandres.
Après l’examen des corps on avait donc minutieusement étudié lesdits habits spatiaux. Et Baslow, maintenant, après avoir confronté ses observations avec celles des trois jeunes gens, croyait pouvoir affirmer que l’énigmatique vampire avait aspiré l’air par le scaphandre, par l’appareil oxygénateur porté en bandoulière et en quelque sorte autonome. Cela avait dû se passer ainsi et non par action directe sur l’organisme.
Tout cela absorbait beaucoup l’équipage et les diverses équipes de techniciens. Les provisions demeuraient en grande quantité, mais ne seraient tout de même pas inépuisables. D’autre part, on rationnait l’eau de plus en plus. Le planétoïde, en effet, n’offrait aucune ressource sur ce plan.
Espoir radio, espoir cosmocanot. Jusque-là tout restait aléatoire, sinon utopique.
Flower avait fort à faire pour entretenir le moral en général. Baslow s’évertuait à l’y aider, avec quelques officiers et aspirants. On était très nerveux un peu partout et certains passaient de l’exaltation frénétique à la dépression pure et simple, retombant, du moins provisoirement, dans l’asthénie.
Il y eut ainsi plusieurs tours-cadran. Quelques commandos s’étaient aventurés sur la minuscule planète sans rencontrer jamais autre chose en cet horizon limité que des roches et encore des roches.
Éric était de ceux qui tenaient le mieux sur le plan moral. Il est vrai que le jeune gars ne s’ennuyait guère. Il travaillait ferme auprès de Baslow et continuait à entretenir des relations tendres avec Karine. La jeune femme paraissait goûter les instants passés auprès de son amant mais elle était beaucoup plus soucieuse, malgré les propos encourageants qu’Éric lui prodiguait.
Yal-Dan se tenait toujours dans sa discrétion habituelle, tout en apportant beaucoup dans le travail du laboratoire. Baslow l’appréciait hautement.
Une fois de plus, regagnant sa cabine après un long stage auprès des délicats appareils, la métisse avait suivi du regard Karine qui s’éloignait. Yal-Dan ne savait que trop où elle se rendait : dans la cabine d’Éric.
Un peu plus tard, Karine, interrompant plus tôt que de coutume sa visite, s’habilla un peu nerveusement, sous l’œil attentif d’Éric.
— Tu es bien pressée, chérie !
— Pardonne-moi… je suis lasse… Nous avons beaucoup travaillé… Et puis, cette action dans le vide… C’est déprimant !
— Bon ! Nous n’avons pas encore de résultats… Mais avant peu, la radio fonctionnera…
— C’est toi qui le dis !
— Tu ne vas pas désespérer, voyons… Les antennes sont réparées. Nous parviendrons bien à établir un duplex avec une station quelconque du système solaire. Et les cosmocanots seront libérés avant trois ou quatre tours-cadran. Trois au minimum, sinon quatre, pourront commencer à évacuer nos compagnons…
— Nous sommes près de quatre-vingts encore…
— Ce qui suppose deux voyages, peut-être trois. Flower estime qu’on peut assez aisément rejoindre une station vénusienne.
Karine achevait de se rajuster. Il tenta de l’attirer à lui pour un dernier baiser mais elle ne céda que de mauvaise grâce.
Quand elle eut disparu, il demeura un moment rêveur.
Il déplorait de la trouver ainsi, voire quelquefois agressive. Cela s’expliquait d’ailleurs aisément. La position des naufragés du ciel était peu enviable et en dépit de ses rassurantes assertions, il se posait lui aussi la question : parviendrait-on à reprendre les contacts radio, à libérer les cosmocanots bloqués dans les sas faussés ?
Et quel ennemi inconnu rôdait, après avoir si proprement saboté l'inter, si toutefois il s’agissait bien d’une seule et même puissance ?
Tout cela pouvait effectivement agir sur le moral d’une jeune femme telle que Karine Villec, lancée dans une aventure aussi exceptionnelle que le naufrage spatial de l’Inter.
D’autant – Éric le supposait – qu’elle devait savoir, ou tout au moins soupçonner que son amant, auquel elle rendait de fréquentes visites dans sa cabine, avait pu quelquefois s’égarer à son tour dans celle de Yal-Dan.
Savourant la cigarette du mâle comblé, Éric, qui était bien décidé à se dominer même dans le drame qu’ils vivaient tous, ne pouvait s’interdire d’un sourire amusé.
Deux femmes… sur une planète artificielle, ladite planète de synthèse eût-elle été précipitée avec grand fracas sur un astéroïde inconnu et perdu !
Sans doute se fût-il endormi sans plus se faire de soucis lorsqu’il fut brutalement arraché à sa voluptueuse satisfaction.
Un hurlement éclatait, à travers les couloirs défoncés, entre les parois déchiquetées de l’île spatiale naufragée.
Un hurlement jailli incontestablement d’une gorge féminine !
Karine !
Éric n’hésita pas une seule seconde. Encore qu’il fût parfaitement nu, il ne prit même pas la peine de passer un slip. Il était de ces sportifs qui ont assez le culte de la nudité (pour eux santé et beauté) pour n’éprouver aucun complexe en cet appareil.
Il se rua dans le couloir, se meurtrissant les pieds au plancher de métal froissé mais il n’en avait cure.
Il appelait Karine ; il était sûr qu’il s’agissait d’elle.
Mais c’était l’heure de relaxe. Hors trois ou quatre sentinelles postées aux divers points encore habitables de l’île spatiale, les autres reposaient et, en raison des vastes dimensions de l’épave, il était possible que nul hors Éric n’eût perçu ce cri désespéré.
— Karine !… Karine !…
La lumière était parcimonieusement distribuée. Le néon magnétisé n’éclairait plus que faiblement quelques compartiments. Aussi le jeune homme avançait-il dans les quasi-ténèbres, presque à tâtons, d’autant que, comme un peu partout dans la gigantesque construction, les parois étaient bossuées, les portes arrachées, et que les déchirures étaient nombreuses dans l’ensemble.
Il se cognait, se déchiquetait aux aspérités métalliques coupantes et griffantes. Il saignait mais que lui importait. Une femme était en détresse et de surcroît il s’agissait de sa maîtresse.
— Karine !
Il croyait discerner, dans une soute ombreuse, une forme étendue. Il bondit et entendit la respiration haletante.
C’était bien Karine en effet. Une Karine sur laquelle il se pencha, une Karine qui suffoquait et tout de suite il eut l’impression que la force inconnue venait de s’en prendre à elle, que le vampire aérophage venait de faire des siennes.
Il la souleva, lui parla, la sentit mollir entre ses bras.
Alors il se pencha et tenta le bouche-à-bouche pour lui insuffler l’air de ses propres poumons, toute autre thérapeutique étant présentement superflue.
Ce fut bref. L’étreinte se manifesta presque immédiatement. Traîtreusement, on l’attaquait par-derrière et on lui tirait la tête avec une telle violence qu’il ne sut pas résister. Il se reprit en une fraction de seconde, saisi d’un frisson de dégoût et d’épouvante.
On le détournait avec violence des lèvres tièdes de Karine et il sentait, sur les siennes, une bouche glacée, une ignoble caresse, un baiser de mort et d’ignominie qui déjà aspirait goulûment son propre potentiel d’oxygène.
Crier ? Cela lui était impossible et comme dans un cauchemar il se sentait presque paralysé, bâillonné, incapable de lancer à son tour un appel au secours. Il était dans l’obscurité et ne pouvait distinguer l’adversaire mais de toute évidence celui-ci, un humanoïde qu’il devinait vaguement, était solide sinon de belle taille.
Éric s’étranglait et sentait sa vie qu’on buvait à longues goulées, mais déjà il luttait, il frappait l’adversaire. L’autre encaissait les coups mais ne cessait pas pour cela l’immonde baiser.
Et puis on entendit une sorte de grondement sourd et Éric fut libéré d’un seul coup.
Il reçut un choc, perdit à demi connaissance.
L’ombre monstrueuse se fondait et immédiatement il n’y eut plus personne, sinon celui qui venait d’arriver à point pour délivrer Éric.
Le jeune homme, encore étourdi, reprenant difficilement sa respiration, identifia Marts.
Le condamné avait lui aussi entendu le cri d’horreur de la jeune femme. Et il s’était vêtu à la hâte, avait cherché, découvert la cabine d’Éric déserte.
Il aidait Éric à se relever mais le garçon le bousculait :
— Vite !… Vite !… Karine… Il faut… la sauver…
Il trébuchait, tenait à peine debout. Il avait l’impression d’avoir atrocement mal dans la poitrine, comprenait avec horreur ce qu’avaient dû éprouver l’aspirant Lopès et le malheureux cosmatelot littéralement vidés d’air respirable.
Marts emportait Karine dans ses bras robustes. Éric, malheureux homme nu s’appuyant aux parois, le suivait comme il pouvait.
Ils appelèrent Baslow et Yal-Dan, et le postulant médecin Ysmer. Par bonheur, on disposait encore d’un insufflateur pour les tentatives de réanimation et ils s’évertuèrent à soigner, à sauver Karine.
Mais l’alarme était donnée. Partout, on commençait à s’agiter et Flower, lui aussi à demi habillé, courait d’un poste à l’autre, donnait des ordres dans les interphones fonctionnant encore, faisait jouer les signaux d’alerte qui voulaient bien résonner.
En quelques minutes nul ne dormit plus sur l’épave. On cherchait, on fouillait et on échangea même quelques horions, les fulgurants tirèrent quelques bordées inutiles sur des ennemis imaginaires.
Le vampire avait disparu promptement, sans laisser de traces.
Maintenant, on ne songeait plus au repos. L’ennemi s’était introduit à bord. Il récidiverait. Le danger était plus grand que jamais.
Karine allait mieux et Éric, lui, avait été sauvé à temps par l’intervention énergique de Marts, lequel rageait de n’avoir pu en finir avec l’ennemi mystérieux.
On tripla la surveillance et Flower donna l’ordre aux autres de prendre malgré tout un peu de repos. Ensuite, on aviserait.
Mais plus que jamais, le commandant, comme eux tous, savait qu’il fallait en finir, utiliser les cosmocanots, partir de ce monde terrifiant à tout prix, et dans les plus brefs délais.